Remerciements

Majesté, Altesses, Mesdames, Messieurs,

Je suis tres ému de succéder, sous Ie grand nom d’Erasme, a tant de personnalités remarquables — d’autant plus ému, que si d’autres Francais m’ont précédé dans cet honneur, je crois bien être Ie premier musicien a prendre rang dans une magnifique succession, qui alignait jusqu’a ce jour des écrivains, des peintres, des sculpteurs, des philosophes, des théologiens, des hommes d’Etat et des savants.
Son Altesse m’a adressé de tres belles paroles, qui doublent encore mon émotion, et je lui dis de tout mon coeur: merci!
Puis-je ajouter maintenant que ce n’est pas la première fois que je viens en Hollande, et que j’y suis toujours venu avec ma musique? Mon premier voyage a Amsterdam se situe en 1944: Yvonne Loriod m’avait accompagné, et nous devions jouer mes „Visions de l’Amen” a 2 pianos que nous devions rejouer a Hilversum quelques jours plus tard. En 1965, Roberto Benzi dirigeait „l’Ascension” pour grand orchestre, a Scheveningen, Arnhem, Amsterdam. En 1966, je revenais en Hollande pour mes „Trois Petites Liturgies” pour choeur et orchestre, avec Yvonne Loriod au piano solo et Jeanne Loriod aux Ondes Martenot, sous la direction d’André Rieu, a Venlo, Heerlen, Maastricht. L’année suivante (1967), Charles de Wolff dirigeait la même oeuvre a Groningen, Hengelo et Gouda. Toujours en 1967, Ie 22 avril, dans cette salie du Concertgebouw, Jean Fournet donnait une exécution prestigieuse de „Turangalîla-Symphonie” pour tres grand orchestre. A l’issue du concert, la „Société des artistes modernes des Pays-Bas” me faisait cadeau d’un très beau livre sur la Hollande, qui figure en place d’honneur dans ma bibliothèque, à côté de nombreux ouvrages sur Rembrandt, Frans Hals, Vermeer, Ruysdael. En 1968 et ‘69 Charles de Wolff et Bernard Haitink dirigeaient „Et Exspecto Resurrectionem Mortuorum” a Zwolle, Amsterdam et Scheveningen. Enfin, je suis revenu tout dernièrement a Amsterdam, Ie 17 janvier 1971, pour y entendre mes „Sept Haï-Kaï”, sous la direction de Friedrich Cerha, Yvonne Loriod étant au piano solo – „Sept Haï-Kaï” que nous réentendrons tout a l’heure avec Ie même chef et la même soliste.
Permettez-moi de dire ici un merci pour tous les musiciens qui participent au concert de ce soir et qui se sont dévoués et se dévouent à la cause de la musique contemporaine et de la mienne en particulier.
On m’a demandé de faire une profession de Foi. Ce qui revient à dire ce que je crois, ce que j’aime, ce que j’espère.
Ce que je crois? C’est vite dit, et tout y est dit, d’un seul coup: je crois en Dieu. Et parce que je crois en Dieu, je crois forcément en la Sainte Trinité, et donc au Saint-Esprit (a qui j’ai dédié ma „Messe de la Pentecôté”), et donc au Fils, au Verbe fait chair, à Jésus-Christ(à qui j’ai dédié une grande partie de mes oeuvres, depuis la „Nativité” pour orgue, écrite en 1935, et les „Vingt Regards sur l’Enfant-Jésus” pour piano, écrite en 1944, en passant par les „Trois Petites Liturgies” et Ie „Quatuor pour Ia fin du Temps”, jusqu’à la „Transfiguration”, pour grand choeur mixte, 7 solistes instrumentaux, et un tres grand orchestre, terminée en 1968). Ce que j’espère? Je l’ai dit dans les „Corps glorieux” pour orgue, dans les „Couleurs de la Cité Céleste” pour Piano solo, orchestre à vent, et percussions, et je l’ai réaffirmé avec force dans: „Et exspecto resurrectionem mortuorum” pour orchestre de Cuivres, de Bois, et de percussions métalliques.
II me faut maintenant dire ce que j’aime — et ce sera un peu plus long. J’aime d’abord Ie Temps, parce qu’il est Ie départ de toute la Création. Le Temps suppose Ie changement (donc la matière) et Ie mouvement (donc l’espace et la vie). Le Temps nous fait comprendre l’Eternité par contraste. Le Temps devrait être l’ami de tous les musiciens. Quand on me confia, il y a plus de 25 ans, une classe d’Analyse rythmique au Conservatoire de Paris, mon premier souci fut de faire à mes élèves une Philosophie de la Durée. Quoi de plus utile pour un musicien que d’établir une liaison entre Ie mouvement et l’altération, que de comprendre l’action de la mémoire et que Ie présent n’est par elle qu’un avenir perpétuellement converti en passé? Plus importante encore sera la connaissance de ces temps superposés qui nous entourent: temps immensément long des étoiles, temps très long des montagnes, temps moyen de l’homme, temps court des insectes, temps très court des atomes (sans parler des temps qui cohabitent en nous: temps physiologique, temps psychologique): quand Ie com-positeur posera sur sa musique la machine à changement du „tempo”, il se souviendra de ces différentes lenteurs, de ces différentes vitesses . . .
Le Temps se découpe par Ie Rythme. J’aime donc tout spécialement Ie rythme. Et c’est pour cela que j’ai étudié avec mes élèves l’arsis et la thésis dans Ie plain-chant, l’accentuation chez Mozart et chez Debussy, les personnages rythmiques chez Strawinsky. C’est pour cela que j’ai consacré un des plus longs chapitres de mon „Traité de rythme” à la métrique grecque: vers logaédiques, vers Saphiques, dactyles et épitrites chez Pindare, différentes formes du dochmiaque et leurs survivances au XVIème Siècle dans „Le Printemps” de Claude Le Jeune. Un autre tres long chapitre de mon „Traité de rythme” explique en long et en large les „Decî-Tâlas”, rythmes provinciaux de l’lnde antique. Je me suis servi de la nomenclature des 120 rythmes ou „Tâlas” énumérés dans Ie volumineux „Samgîtaratnâkara”, ouvrage du grand théoricien hindou duXllle siècle: Cârngadeva – et j’ai essayé de retrouver, pour chaque rythme: la signification poétique, cosmique, religieuse, de son nom Sanscrit – Ie nombre de mâtrâs ou unités de valeur pouvant diviser Ie tâla – son explication musicale et les lois rythmiques qui découlent de son emploi. C’était un travail long et difficile, je l’ai accompli tout seul. II m’a plus d’une fois confirmé Ie bien-fondé de mes propres recherches rythmiques, tout en m’ouvrant sans cesse de nouveaux horizons, tant sur Ie Rythme que sur la Philosophie du Temps.
Je ne puis quitter Ie Rythme sans parler de deux procédés qui me sont chers. Le musicien possède un pouvoir mystérieux: il peut, par ses rythmes, hacher Ie temps ici et là, et même Ie remonter en sens rétrograde, un peu comme s’il se promenait en divers points de la durée, ou comme s’il accumulait de l’avenir en se rendant vers Ie passé, et que sa mémoire du passé se transforme en mémoire de l’avenir. Les „Permutations symétriques” et les „Rythmes non-rétrogradables” usent de ce pouvoir, en travaillant cependant contre lui.
On trouve des „Permutations symétriques” dans ma „Chronochromie” pour grand orchestre. Pour en comprendre l’utilité, il faut se rappeler que Ie nombre de permutations possibles avec plusieurs objets augmente démesurément à chaque ajout d’une nouvelle unité. Ainsi Ie nombre 2 n’a que 2 permutations, Ie nombre 5 en a déjà 120. Si nous poussons jusqu’au nombre 12, celui-ci possède 479 millions, 1.600 permutations. Les „Permutations symétriques” vont nous permettre de supprimer les ressemblances, les redites partielles, et de travailler sur un nombre de Permutations beaucoup plus petit. Leur fonctionnement est simple; on numérote les durées chromatiques choisies et on les relit toujours dans Ie même ordre de lecture.
Passons aux „Rythmes non rétrogradables”. Depuis longtemps, dans les arts décoratifs (architecture, tapisserie, vitraux, parterres de fleurs) on use de motifs inversement symétriques, ordonnés autour d’un centre libre. Cette disposition se retrouve dans les nervures des feuilles d’arbres, dans les ailes de papillons, dans Ie visage et Ie corps humain, et même dans les vieilles formules de magie.
Le „Rythme non-rétrogradable” fait exactement la même chose. Ce sont deux groupes de durées, rétrogradés l’un par rapport à l’autre, encadrant une valeur centrale libre et commune aux deux groupes. Lisons Ie rythme de gauche à droite ou de droite à gauche, l’ordre de ses durées reste Ie même. C’est un rythme absolument fermé. On remarquera que dans les „Rythmes non-rétrogradables”, comme dans les „Permutations symétriques”, nous nous sommes heurtés à une impossibilité. II est impossible de rétrograder parce que Ie rythme contient en lui-même une symétrie qui s’y oppose. II est impossible de permuter davantage parce que notre ordre de lecture (toujours Ie même) nous a ramené impitoyablement au point de départ. Ces impossibilités confèrent au rythme une grande force, une sorte de puissance explosive — j’allais dire puissance magique. La même puissance par impossibilité se manifeste dans mes „Modes à transpositions limitées”, mais ici nous quittons les durées pour aborder Ie domaine des sons, la puissance devient colorée, et il nous faut passer à un autre amour: celui de la couleur et du son-couleur.
Lorsque j’entends de la musique, je vois des couleurs correspondantes. Lorsque je lis de la musique (en l’entendant intérieurement), je vois des couleurs correspondantes. II ne s’agit pas d’une vision oculaire, dans Ie genre de ces fantasmagories dangereuses et monstrueuses que sont les hallucinations provoquées par la Mescaline. II ne s’agit pas non plus de cette curieuse maladie que Blanc-Gatti (Ie peintre des sons) appelait la „Synopsie”, et qui était une synesthesie dans sa forme la plus frequente: association spontanée entre les sensations visuelles et auditives. II s’agit d’une vision intérieure, d’un oeil de l’esprit. Ce sont des couleurs merveilleuses, ineffables, extraordinairement variées. Comme les sons bougent, changent, se meuvent, ces couleurs remuent avec eux en de perpétuelles transformations. Sans doute, il y a des constantes dans ce rapport: certains agrégats, certains accords, certains complexes de sons, réentendus dans la même disposition et Ie même contexte, donneront toujours les mêmes combinaisons de couleurs. Par exemple, mon 2ème „mode à transpositions limitées”, dans sa 1ère transposition, a pour couleur dominante: un bleu violet. Mon 3ème mode dans sa 1ère transposition, a pour couleurs dominantes: orangé, or, et blanc laiteux. Le même mode est gris et mauve dans sa 2ème, bleu et vert dans sa 3ème transposition. Et mon 4ème mode dans sa 5ème transposition donne un violet intense.
Je viens d’indiquer quelques „couleurs sonores”. En fait, les registres aigu et grave, les différences de timbre, la dynamique (du pianissimo au fortissimo), la cinématique (de la grande lenteur à l’extrême rapidité): tout cela influe sur les variations des couleurs – et si on y ajoute l’extrême multiplicité des sons au cours d’une audition musicale, on comprendra aisément que Ie rapport son-couleur est une chose essentiellement mobile, changeante, fugitive. Ce rapport est, de plus, entièrement subjectif. Dans mon cas particulier, je ne nierai pas certaines influences littéraires et artistiques, certaines émotions d’enfance. Mon amour des papillons et des pierres précieuses est pour quelque chose là-dedans. Et que dire de mon émerveillement de petit garcon de 10 ans, quand j’ai vu pour la première fois les vitraux de la Sainte Chapelle? émerveillement qui devait se continuer à Chartres, à Bourges, chaque fois que je rencontrais de nouvelles rosaces, de nouvelles verrières, de nouveaux vitraux – émerveillement qui s’est fortifié à la lecture de l’Apocalypse, de ses éblouissements de couleurs féériques qui sont autant de symboles de la lumière Divine. Et je ne peux oublier ce personnage principal dans ma vie, cet Ange puissant et lumineux qui annonce la „fin du Temps”, et qui est précisément coiffé d’arc-en-ciel!

Le dernier amour que je veux mentionner est celui des oiseaux. Tout Ie monde sait que je suis ornithologue, et quelle place enorme les chants d’oiseaux tiennent dans mon oeuvre. L’oiseau est admirable à toutes sortes de points de vue: la diversité des espèces, les couleurs des différents plumages, Ie phénomène de la migration (encore incomplètement expliqué), la triple vision (binoculaire de face, monoculaire à droite et à gauche) … et tant d’autres sujets de joie et d’émerveillement! La plus grande de ces merveilles, la plus précieuse pour un compositeur de musique, c’est Ie chant. Sans parler des cris, qui constituent une sorte de signalisation, un langage communicable, on peut dire qu’il y a trois sortes de chants d’oiseaux: Ie chant de propriété qui dit: „la branche est à moi, la femelle est à moi, Ie terrain de pature est à moi” – Ie chant de séduction, destiné à éblouir et à convaincre la femelle – Ie chant d’aube et de crépuscule (Ie plus beau, Ie plus artistique de tous), hymne à la lumière naissante et à la lumière mourante, magnifique salut aux couleurs du soleil levant et du soleil couchant. Chaque espèce d’oiseaux utilise une esthétique particuliere.
Les Rapaces, les Corvidés, les Nocturnes, les Oiseaux marins, les Limicoles, ne possèdent que des appels, plus ou moins longs, plus ou moins ouvragés, toujours surprenants comme rythme et comme timbre. Les Fringilles, les Bruants, les Pouillots, Ie Troglodyte, utilisent la strophe. Le rire du Pic vert est aussi une strophe – la plupart des Pies utilisent en outre une percussion: Ie tambourinage. Les tres grands chanteurs font des phrases, des cadenza, et même des solos atteignant la demi-heure. Ce sont presque tous des Turdidés (Grives, Merles, Rouge-gorge, Rossignol), des Sylviidés (Fauvettes, Rousserolles, Hypolaïs), des Alaudidés (Alouette Lulu, Alouette des champs).
Pendant des années, j’ai parcouru les provinces de France, notant à chaque printemps des chants d’oiseaux nouveaux dans de nouveaux paysages: chants des grands solistes typiques de la région choisie, chants de leurs compagnons d’habitat, contrepoints des uns et des autres. De ces notations est né mon „Catalogue d’oiseaux” pour piano. Au cours de mes voyages à l’étranger, en tournée, entre deux concerts, j’ai profité des moments de répit pour noter à nouveau des chants d’oiseaux. C’est ainsi que j’ai pu écrire mes „Oiseaux exotiques”, qui utilisent des chants d’oiseaux de l’lnde, de la Chine, de la Malaisie, et des deux Amériques (Nord et Sud). Un voyage de concerts au Japon avec Yvonne Loriod m’a permis d’entendre et de noter de nombreux oiseaux Japonais. J’ai rapporté de ce voyage les „Sept Haïkaï”, qui figurent au programme du concert de ce soir.
Dans les „Sept Haïkaï” – comme dans ma „Chronochromie” pour grand orchestre, et comme dans la plupart de mes oeuvres – il y a une sorte de conflit entre la rigueur et la liberté. Comme tous mes contemporains, je me suis livré a des recherches, et j’ai même été Ie premier à faire une super-série de durées, d’intensités, de hauteurs, d’attaques, de tempi. Mais je suis resté libre et n’appartiens à aucune école. Et cette liberté, je crois bien que c’est l’exemple des oiseaux qui m’a aidé à ne pas la perdre. La liberté est nécessaire aux artistes. En choisissant ses avenirs, la liberté accumule de nouveaux passés, et c’est cela qui nous construit. C’est cela aussi qui fait Ie style de l’artiste, sa maniere propre, sa signature. Votre grand Rembrandt, par exemple, est reconnaissable entre mille par sa facon de distribuer les lumières et les ombres. Tout Ie mystère, tout Ie surnaturel de Rembrandt, viennent de ses éclairages merveilleux: la où tout autre aurait eu besoin de symboles plus ou moins mystiques ou d’explications laborieusement théologiques, une seule région lumineuse suffit, et tout est dit sur Ie titre du tableau. Je suis persuadé que s’il est arrivé a cette éloquence de la lumière, c’est par sa profonde liberté. Encore faut-il prendre Ie mot liberté dans son sens Ie plus vaste. La liberté dont je parle n’a rien à voir avec la fantaisie, Ie désordre, la révolte, ou l’indifférence. II s’agit d’une liberté constructive, qui s’acquiert par la domination de soi-même, Ie respect des autres, l’émerveillement devant Ie créé, la méditation du mystère, la recherche de la Vérité. Cette liberté admirable est comme un avant-goût de la liberté céleste. Le Christ l’a promise à ses disciples, losrsqu’il a dit (au chapitre huitième de l’Evangile selon Saint Jean): Si vous demeurez dans ma parole, vous connaîtrez la Vérité, et la Vérité vous fera libres”.