Laudatio (Frans)
Le graphisme pour le domaine public, tel est le thème choisi par la Fondation Praemium Erasmianum pour l’année deux mille six. La Fondation a consciemment opté pour ce thème bien délimité.
La conception d’un graphisme pour le domaine public exige une analyse de la manière dont se forme l’opinion publique ainsi qu’une étude du processus décisionnel et de la structure de la société et, enfin, des intérêts de la communauté qui sont en jeu. Dans le domaine qui nous intéresse à présent, le graphisme n’est pas considéré comme un simple instrument pour la promotion d’articles de consommation. Il s’agit en l’occurrence du graphisme pour la communication entre citoyens et pouvoirs publics, de la conception d’une identité visuelle et des systèmes de signalisation pour les musées, les services d’assistance sociale, les parcs nationaux, les théâtres, etc. Bref, du domaine public; c’est à dire du domaine qui va de la rue et de l’architecture urbaine aux domaine virtuel de l’internet; des timbres-postes à la signalisation des gares de chemins de fer et des aéroports.
Nous avons tendance à accepter comme allant de soi que notre société soit guidée par des images, par des photos d’événements importants, par des publicités ou par de forts stimulants visuels qui gouvernent nos activités et notre perception du monde. Il est difficile d’imaginer un monde sans images. La communication visuelle est devenue plus puissante que la communication orale ou textuelle et a conquis, au cours des récentes décennies, le statut de discipline autonome. Il s’agit d’un domaine d’investigation, où l’analyse du processus de communication va bien plus loin que la simple compréhension des processus techniques ou l’évaluation esthétique d’oeuvres picturales. La communication visuelle est un domaine d’étude composé des diverses branches de la recherche en matière de sciences sociales et humaines. C’est le domaine des graphistes par excellence. Nous ne pouvons nier que la qualité de leur travail ait un impact sur la qualité de notre vie quotidienne. Il semble parfois que meilleure est la qualité du design et moins nous sommes conscients de son influence. Peu d’entre nous prendront le temps d’admirer le design du formulaire d’imposition sur le revenu lorsque nous ouvrons l’enveloppe, et nous trouvons parfaitement normal que de petits plans bien pratiques nous aident à trouver notre chemin dans le labyrinthe du métro, que ce soit à Paris ou à Londres.
L’activité intellectuelle et la réflexion sont indispensables à la communication visuelle dans le domaine public. Le graphiste du domaine public est un penseur qui est conscient de l’existence d’autres disciplines et des formes d’interaction qu’il peut engager avec elles au cours du processus de création. Il doit également prendre en considération l’importance du résultat final pour l’utilisateur.
L’oeuvre du lauréat de cette année, Pierre Bernard, se concentre pratiquement exclusivement sur le domaine public, et bien sur tous les secteurs du domaine public. Ayant adopté, dès le départ, une approche incontestablement activiste pendant les années Grapus, Bernard a conservé son engagement social, même s’il se manifeste de façon différente, jusqu’au jour d’aujourd’hui. Il rejette l’influence idéologique de la publicité sur le graphisme et s’est tenu à cette orientation en dépit des tendances générales à la commercialisation et à la privatisation dans les années 80 et 90 du siècle dernier. L’opposition au précepte, prééminent dans les années 70, selon lequel la culture est réservée à une élite et à des hommes politiques corrompus est une donnée fondamentale dans les opinions de Bernard et de ses collègues de Grapus, des vues qu’il continue de mettre en oeuvre jusqu’à nos jours.
Ne procéder à l’étude de l’oeuvre de Bernard qu’en termes d’originalité et d’apparence esthétique serait réducteur. La qualité de son oeuvre repose sur l’analyse approfondie de la commande, de son histoire et du contexte social, ainsi que du sentiment de perception de l’utilisateur. Mais son oeuvre ne saurait se limiter à un produit mûrement réfléchi, réalisé pour le compte d’une institution. Comme Bernard l’explique lui-même : pour atteindre le spectateur, pour que ce dernier puisse s’approprier le message, une image doit traverser le filtre de sa propre expérience et des ses convictions intimes.
Les créations de Bernard sont un cocktail spontané d’éléments formels et informels, et se caractérisent par une déclinaison pleine de fantaisie de symboles traditionnels et un manque flagrant d’inhibitions formelles. Bernard ne se contente pas de résoudre des commandes complexes par une systématique rigoureuse. Ses solutions se distinguent par une combinaison flexible d’éléments visuels constants ou variables, lesquels réservent une bonne place à la subjectivité, à l’humour et à la surprise, et ce dans un cadre graphique établi, objectif. Les systèmes de signalisation pour le Parc de la Villette et les Parcs nationaux français constituent deux des exemples les plus remarquables de cette approche.
Inspiré par les traditions graphiques de Pologne, d?Allemagne, de Suisse et des Pays-Bas, l’oeuvre de Bernard a, à son tour, influencé les graphistes du monde entier. Bernard mérite autant nos louanges pour ses prouesses en tant que professeur et organisateur d’événements sur les arts graphiques que pour ses réalisations artistiques. Il est pleinement conscient de la part de responsabilité qui incombe au graphiste dans la qualité du design pour le domaine public. Ses créations ne s’adressent pas aux utilisateurs en tant que consommateurs passifs, elles cherchent au contraire à stimuler sa participation. Les designs de Bernard n’offrent pas simplement quelque chose à voir, ils constituent aussi une invitation à la réflexion.
Monsieur Bernard, vous avez toujours dit que vos réalisations ne pouvaient vous être attribuées qu’à vous seulement. Vous avez travaillé dans des groupes de différentes compositions, tels que Grapus et l’Atelier de Création Graphique. Ce sont par ces types de collaboration que votre l’oeuvre a évolué et je souhaite le reconnaître ici de façon explicite. En vous attribuant ce Prix Erasme, nous rendons également hommage à vos compagnons d’armes dans le monde du graphisme pour leur contribution au graphisme dans le domaine public. J’ai l’immense joie de vous remettre le Prix Erasme.